Présence et usage de la logique aristotélicienne (journée 4)

Dès l’aube, l’esprit d’investigation de Guillaume est en pleine ébullition. Il se sert d’un outil puissant, la logique prédicative, pour parvenir à ses fins. Une première démonstration en avait été faite au tout début du roman, lorsqu’il parvient à indiquer aux moines où est passé le cheval de l’abbé : cet esprit d’enquête qui procède de l’observation se dote d’une procédure formelle qui lui permet de formaliser sa pensée : la logique aristotélicienne.

Mais comme souvent, l’enquête échoue : la méthode, toute fondée et aboutie qu’elle soit, tend à s’inscrire dans une stratégie concertée de l’échec. Prenons l’exemple du chapitre Laudes de la quatrième journée.

Il est fait référence à l’une des principales erreurs de la logique aristotélicienne, le sophisme du non distributio medii (moyen terme ambigu) qui repose sur une erreur sémantique.

Tout comme les équations mathématiques A = B, B = C, → C = A, tout syllogisme est composé de trois propositions (deux prémisses et une conclusion) impliquant trois termes.

  • Prémisse majeure A : Tous les pirates sont des voleurs.
  • Prémisse mineure B : Certains marins sont des pirates.
  • Conclusion C : Donc certains marins sont des voleurs.

Dans ce syllogisme, « pirates » est le terme « moyen » et, dans la première proposition, il est « universel », c’est-à-dire qu’il s’applique à tous les membres d’une même classe : tous les pirates sont des voleurs - il n’y a pas de pirates qui ne soient pas des voleurs.

Quand Séverin dit : « Deux morts, tous deux avec les doigts noirs. Qu’en déduis-tu ? », Guillaume répond : « Je n’en déduis rien : nihil sequitur geminis ex particularibus unquam (on ne peut tirer aucune une conclusion de prémisses particulières) ». Car, bien que Vénantius ait eu les doigts noircis et soit mort, et que Bérenger ait eu les doigts noircis et soit aussi mort, il peut y avoir d’autres personnes, en plus de Vénantius et Bérenger, qui aient les doigts noircis et qui sont soit mortes soit vivantes.

Guillaume propose alors une nouvelle prémisse majeure : « Il existe une substance qui noircit les doigts de qui la touche ». On peut reformuler ainsi : « La substance X noircit les doigts. »

Adso poursuit le syllogisme :

  • La substance X noircit les doigts.
  • Vénantius et Bérenger ont les doigts noircis.
  • Par conséquent, Vénantius et Bérenger ont touché la substance X.

Mais le syllogisme d’Adso est toujours invalide ; le moyen terme, « doigts noircis », est particulier dans les deux prémisses ; d’autres choses peuvent tout aussi bien noircir les doigts. « Aut semel aut iterum medium generaliter esto » (Le moyen terme doit être pris au moins une fois universellement.)

Guillaume propose ensuite un troisième syllogisme : « tous ceux et seulement ceux qui ont les doigts noircis ont certainement touché une substance donnée ». Cela conduit au syllogisme :

  • Tous les doigts noircis proviennent de la substance X.
  • Vénantius et Bérenger ont les doigts noircis.
  • Donc Vénantius et Bérenger ont touché la substance X.

Le moyen terme, « doigts noircis », est général dans la prémisse majeure, et Guillaume évite ainsi le sophisme du moyen terme ambigu.

Guillaume dit ensuite qu’avec ce syllogisme, nous « a(vons) un Darii, un excellent troisième syllogisme de première figure ». Les syllogismes ont donc des figures et des modes !

La syllogisme permet de distinguer quatre possibilités de propositions. En effet, on peut opérer deux distinctions :

  1. entre propositions affirmatives et négatives
  2. entre propositions universelles (générales) et existentielles (particulières)

Ces deux distinctions nous donnent les quatre types suivants :

  1. type A: proposition universelle affirmative: Tous …
  2. type E: proposition universelle négative: Aucun …
  3. type I: proposition particulière affirmative: Quelques, certains …
  4. type O: proposition particulière négative: Quelques … ne … pas …

Les distinctions A, E, I, O sont dérivées des mots latins « affirmo » (j’affirme) et « nego » (je nie).

On appelle proposition singulière une proposition à sujet concret: Noms propres (« Socrate », « César »); termes désignés (par « ce », « ces », « ceci », « cela »); pronoms personnels (« je », « tu » etc.); termes désignant un objet unique (« le pape », « l’auteur du Roman de la Rose », etc.). Les propositions singulières sont assimilées aux universelles (A et E).

Chaque type de syllogisme pouvait donc être représenté par une succession de trois voyelles (dans notre cas, aii), et pour faciliter la mémorisation des différentes formes et de leurs classifications ultérieures (les figures et les termes auxquels Guillaume fait référence), on utilisait des mots comportant les trois voyelles : BArbArA, CElArEnt, DArll, et FErlO.

Ainsi, le syllogisme de Guillaume est un Darii :

  • A Tous les doigts noircis proviennent de la substance X (MaP).
  • I Certains moines (Vénantius et Bérenger) ont les doigts noircis (SiM).
  • I Certains moines (Vénantius et Bérenger) ont touché la substance X (SiP).

Ayant suivi Guillaume dans sa démarche, Adso dit tout content : « Alors nous avons la réponse ! » La réponse de Guillaume est : « Hélas, Adso, comme tu te fies aux syllogismes ! » Le raisonnement est précis, la logique est parfaite, mais la prémisse principale n’est pas prouvée et donc tout le syllogisme tombe à plat. Les observations finales d’Adso ne font que souligner les qualités labyrinthiques de la logique.